Les soldats lourdement armés assignés aux postes de contrôle du pays étaient un rappel constant de la guerre civile sanglante qui déchirait le Sri Lanka entre le Nord et le Sud, et qui étaient récemment entrée dans sa trentième année. Nous sommes arrivés à Colombo, la capitale, la veille des célébrations de l’Indépendance. Heureusement, les seules séquelles des combats, pour nous, ont été les prises de bec entre les conducteurs frustrés d’avoir à se frayer péniblement un chemin, serpentant entre les barricades installées en vue des parades militaires.
Nous sommes finalement sortis de la ville en prenant la direction de Haputale, village situé à 200 km de la capitale, congestionnée avec tous ses drapeaux, ses politiciens arrogants et ses militaires provocateurs. Haputale, déjà plus loin des conflits, constituait l’endroit idéal pour rencontrer les Sri Lankais et pour satisfaire notre curiosité et notre intérêt croissants pour les thés d’altitude (cultivés à plus de 1200 m). Nous avons trouvé une petite plantation fournissant l’hébergement, bien située, et nous y avons fait nos réservations.
Ravi, le majordome, nous a accueillis à notre arrivée avec un grand parapluie à la main pour nous protéger de l’averse tropicale soudaine. Son impeccable sarang et sa tunique de lin ont donné le ton à notre séjour dans ce qui était la résidence du gérant de plantation au cours des années vingt et trente. Le bungalow coloniale était perché sur une corniche à 1500 m d’altitude au milieu d’un immense jardin de thé. Le décor du cabinet d’accueil nous a immédiatement transportés à l’époque où le Sri Lanka, alors appelé Ceylan, était une brillante étoile dans la constellation des colonies de l’Empire britannique.
À 16h, le thé servi au salon était suivi de la planification du menu du soir. Ravi prenait note de nos choix. À 19h30 précises, comme convenu, le souper était servi. L’immense table en acajou de la salle à manger avait été superbement montée, et des hibiscus aux couleurs vives fraîchement coupés rivalisaient avec les caris et les chutneys pour attirer notre attention. Les plats étaient aussi délicieux que savamment présentés. Le cari d’aubergine à saveur aigre-douce a provoqué un coup de cœur fulgurant, d’autant plus surprenant que, jusqu’à ce jour, Philippe pouvait à peine prononcer le mot aubergine, légume qu’il détestait au plus haut point. Salade garnie d’okras frits, cari de banane verte, poulet accompagné d’un chutney à la jeune noix de coco – chaque mets était une véritable révélation.
Nous avions eu l’heureuse idée d’apporter quelques bouteilles de vin rouge, ce qui s’avéra brillant. L’harmonie du vin avec le menu, quoique non traditionnelle, était un réel coup de génie; Ravi, bien qu’il n’en eût pas l’habitude, se révéla un «verseur» des plus enthousiastes et des plus généreux.
Nous avons jovialement levé nos verres «aux hommes sauvages des montagnes», comme on appelait les planteurs de thé écossais qui ont maîtrisé et transformé la jungle de la région. On porta ensuite un toast à la santé de Ravi, notre fervent «verseur», notre nouvel et meilleur ami, gentleman dans l’âme qui, en raison du moment et de l’endroit où nous étions, nous confia avec beaucoup de fierté et sans ironie aucune, à quel point il était heureux d’avoir eu l’occasion d’être notre boy.
Illustration par Bruce Roberts